Logiciel libre et capitalisme numérique

- Politique

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En ce moment je fais de petites recherches sur le rapport qu'entretient le mouvement du logiciel libre avec le capitalisme numérique. J'essaie de trouver des réflexions et pratiques de programmation/construction informatique qui ne participent pas ni directement ni indirectement à l'accumulation du capital. C'est assez difficile de trouver des trucs, mais j'ai eu la chance de tomber sur un article avant-hier qui propose une super analyse marxienne du capitalisme numérique. Parmi les points abordés, un m'a particulièrement intéressé : comment expliquer que les grandes entreprises du numérique investissent autant dans l'open source et le libre ?

Aujourd'hui, il est assez courant de voir de grandes entreprises du numérique investir dans le libre, voire ouvrir par elle-mêmes le code de source de leurs produits et bibliothèques. Pourtant, cela n'a toujours pas été le cas. On se souvient par exemple du rejet très agressif par Microsoft du mouvement du logiciel libre comparant ses pratiques à du « communisme ». Pendant longtemps, il était hors de question pour les entreprises d'ouvrir leur code source. Il était encore moins envisageable de laisser n'importe qui faire n'importe quoi avec ce même code source.

Mais tout ça a changé, notamment grâce à l'avènement du mouvement du logiciel libre et le développement de programmes novateurs aujourd'hui présents dans la quasi-totalité de nos machines. Je pense notamment au noyaux linux qui équipe maintenant plus de la moitié des téléphones de la planète (Android utilise le noyau linux), mais aussi des logiciels comme Mozilla Firefox, Libre Office ou VLC, sans oublier les milliers de petits utilitaires cachés dans nos machines et dans les programmes de nos machines qui sont tous distribués sous license libre.

Bref, il est arrivé un moment où le mouvement du logiciel libre a pris une telle importance qu'il était devenu beaucoup plus pratique pour les grandes entreprises du numérique de tout simplement étendre/réutiliser le développement de ces logiciels pour améliorer leurs propres produits et services. Pire, certains se sont mêmes rendus compte qu'ils avaient tout intérêt à délibérément partager le code source de leurs produits dès le départ. On trouve aujourd'hui des entreprises – telle que Red Hat – spécialisées dans le développement de logiciels libres.

Pour expliquer cette convergence d'intérêts (qui profite bien plus aux entreprises qu'aux libristes), l'économiste Serhat Koloğlugil propose de renouveler le cadre d'analyse marxien en l'adaptant à l'économie numérique, alors jugée de « post-industrielle ». Considérant que Le Capital de Marx traitait d'un capitalisme particulier – industriel – qui ne correspond plus à celui qui structure l'économie numérique, Koloğlugil propose une nouvelle manière d'expliquer l'accumulation de capital à l'heure du numérique en se concentrant sur les concepts « d'intellect général » et de « travail immatériel ».

J'irai très vite sur ces deux notions, déjà parce que je veux parler d'autres trucs, mais aussi parce que je serais incapable d'entrer dans le détail des débats qui les entourent . Ce que je peux en dire, c'est que dans un premier temps, la transition du capitalisme industriel vers le capitalisme post-industriel dans nos sociétés occidentales a entraîné une mutation de la nature du travail de production. Aujourd'hui, « à mesure que la division industrielle du travail se dissout, le capital vise à s'approprier de plus en plus les capacités intellectuelles, cognitives, communicatives et coopératives du travail humain (immatériel) ».

Or cette mutation du travail n'est pas sans conséquence sur les conditions de son exercice. La particularité du travail immatériel, nous explique Koloğlugil, est qu'il présente une importante tendance à s'auto-organiser et à créer des coopérations qui existent et subsistent en dehors de la logique du capital. Ainsi, la transition vers un travail immatériel signifie aussi l'émergence  « d'une intelligence collective qui émane spontanément du réseau de coopération constitué par [ce] travail immatériel » et qui agit comme une « force productive inséparable [de ces réseaux] (...), et qui peut potentiellement exister et opérer indépendamment du capital ».

Pour résumer, le dépassement du caractère industriel du capitalisme a entraîné une mutation de la nature du travail productif. Ce dernier s'est en quelque sorte dématérialisé pour finalement permettre au capitalisme de capter une plus-value sur des activités de production d'information, de service, de communication et de produits culturels. Or dans ce capitalisme post-industriel, on trouve toute la sphère numérique qui elle se structure atour du capitalisme numérique.

Nous venons donc de voir plus haut que l'économie numérique – en tant que capitalisme post-industriel – présente une particularité de taille : elle incorpore en son sein d'importants réseaux de coopération où s'exerce un travail immatériel de production d'informations et de connaissances essentiellement basé sur le partage. À ce stade de l'exposé, on est légitime (comme Koloğlugil, quelle surprise) de se demander où peut intervenir le capital dans cette histoire ? Le capitalisme est hégémonique dans le monde, il est tout bonnement impossible qu'il épargne la sphère numérique. On peut se poser la question autrement : si internet n'est qu'un gros réseau de partage et de coopération, comme Google et Facebook peuvent-ils se faire autant de thune ?

Pour Koloğlugil, cette contradiction est résolue grâce à un nouveau rapport propre à l'économie numérique entre le capital et le travail. Ainsi, « le capital dans l'économie numérique vise non pas la plus-value créée par le travail humain abstrait, comme Marx le théorise dans son analyse du capitalisme industriel de marché, mais l'intelligence abstraite engendrée par la collectivité du travail immatériel ». Il poursuit en indiquant que cette mutation signifie aussi un tout autre rapport entre le capital et le travail : le profit caractéristique de l'économie numérique repose maintenant sur « la connaissance abstraite plutôt que sur le travail abstrait ».

Ce changement significatif oblige donc le capitalisme a élaborer des stratégies afin d'à la fois laisser « l'intellect général » prospérer librement (en permettant le développement d'une « collectivité en ligne au sein d'une culture du partage ») et dans le même temps de pouvoir maintenir un contrôle sur cette collectivité afin de permettre son intégration à l'économie capitaliste. Cette intégration a bien évidemment pour but de permettre la création d'un profit et à terme, d'accumuler du capital. Ces stratégies nous les connaissons, ce sont les « business models » de nos GAFAMMMM.

La première des stratégies et celle qui à mon sens fait un pied de nez légendaire au mouvement du logiciel libre. Il s'agit pour le capital de s'appuyer sur un « réseau innovant et productif de producteurs pairs qui s'organisent de manière indépendante en dehors des relations de production capitalistes ». Cette appui peut prendre différentes formes et dépend des objectifs et de la position qu'entretient l'entreprise dans l'industrie numérique. Il y a par exemple toutes ces entreprises qui investissent dans le libre et l'open source pour à la fois bénéficier de leur qualité, de leur base d'utilisateurs et de contribateurs, et par la suite proposer des logiciels propriétaires qui reposent sur ces mêmes projets libres.

Koloğlugil cite IBM, qui investit dans GNU/Linux pour ensuite proposer des logiciels propriétaires qui tournent sur des serveurs... GNU/Linux. Mais on peut aussi donner comme exemple Google qui a lui aussi investi dans GNU/Linux en développant la distribution libre Android. Aujourd'hui, Android équipe plus de la moitié des mobiles du monde, mais il ne reste à ce jour plus grand chose de libre dans les téléphones commercialisées sous android. En coordonnant le développement du projet AOSP, Google a pu profiter des contributions bénévoles au projet tout en permettant la complémentarité, voire la dépendance, du système d'exploitation à ses propres produits propriétaires et commerciaux. Essayez d'utiliser Android sans la surcouche Google : bon courage.

La seconde stratégie consiste à construire des plateformes centralisées et propriétaires où s'agglutinent des utilisateurs qui « créent et co-créent des valeurs d'usage numériques ». Par valeurs d'usage numériques, il faut entendre informations, médias, ressources, bref toute chose qui appelle à l'échange et au partage. Sur les réseaux sociaux, le profit naît ainsi de l'échange de millions d'heures de travail immatériel (likes, scrolls, subscribtions, clicks, comments) contre des revenus de ciblage publicitaire. De plus, la création et co-création de valeurs d'usages numérique permet aussi de gonfler l'attractivité de la plateforme, donc de l'hégémonie de celle-ci dans l'espace numérique et – en conséquence – de son monopole sur son propre marché économique.

C'est cette seconde stratégie qui caractérise le modèle économique des réseaux sociaux et autres plateformes webs tels que Google, Facebook, Twitter ou Instagram. Bien évidemment, ces deux stratégies peuvent totalement cohabiter. Par exemple, les entreprises que je viens de citer ont leur propre programme de soutien au développement open source. Non seulement leurs produits bénéficent du développement passés de couches de logiciels libres, mais en plus leurs bibliothèques et programmes sont pour pour la plupart partagées sous license libre. Cela leur permet de profiter du soutien de la communauté tout en gardant l'assurance que seul un investissement conséquent en infrastructures commerciales et techniques – que seuls eux sont capables d'acquérir – mène réellement à un accroissment de capital.

Il est donc temps de faire le constat amer que le mouvement du logiciel libre n'a pas su se défendre assez fortement contre la malice du capital. Ou peut-être celui-ci n'en avait-il rien à faire ? Après tout, le mouvement du logiciel ne reposait pas sur une analyse matérialiste des rapports de production capitaliste, ni même sur une simple analyse critique du capitalisme. Finalement, il ne s'agit depuis le début que d'une posture philosophique individualisante et libérale d'un idéal de programmation « libre ».

Pour rappel, le mouvement du logiciel libre se veut respecteux de quatre simples droits fondamentaux desquels doit se développer l'entièreté du mouvement :

  1. la liberté d'exécuter le programme, pour tous les usages
  2. la liberté d'étudier le fonctionnement du programme et de l'adapter à ses besoins
  3. la liberté de redistribuer des copies du programme (ce qui implique la possibilité aussi bien de donner que de vendre des copies)
  4. la liberté d'améliorer le programme et de distribuer ces améliorations au public, pour en faire profiter toute la communauté

La conséquence de ces quatres règles et qu'aujourd'hui, le mouvement ne se concentre plus que sur deux stratégies de défense : la license libre et la morale libriste. Pour la licence, l'histoire a montré que celle-ci n'a empêché aucune dérive éthique ou économique des grandes entreprises du numérique (cf. tout l'exposé ci-dessus). Quant à la morale, il est bien naïf de penser que présenter les bons arguments au plus grand nombre permet de révolutionner les pratiques numériques. Nous parlons ici du capitalisme, seul un rapport de force matériel permet de le combattre. Il s'agit encore et toujours d'une lutte de classes : la nôtre, humbles prolétaires cybernétiques, face aux goliaths du numérique, réels machines à broyer notre vie privée, nos libertés et nos esprits.

On peut aussi faire l'hypothèque que le mouvement libriste n'a jamais cherché à s'opposer au capitalisme. Après tout, il lui emprunte sa vision libérale de la liberté. Il y a dans la philosophie du libre une ressemblance frappante avec le libertarisme. Liberté d'agir comme on veut, de distribuer (gratuitement ou par la vente) ce que l'on veut, dans le but de garantir un libre choix des agents numériques dans l'usage de leurs programmes, mais aussi une libre concurrence des programmes entre eux pour ne garder que ceux les plus « qualitatifs ». S'ajoute à cela la prééminence de l'individu, clé de voute du bonheur collectif (et non pas la défense des intérêts du collectif, clé de voute de l'émancipation individuelle).

Le mouvement du logiciel libre aurait pu comprendre le numérique non pas comme un espace social en soi, mais comme un prolongement des rapports sociaux et donc de ses structures d'inégalités politiques, sociales et économiques.  Elle aurait pu envisager que le soutien des entreprises n'étaient pas une complicité innocente à leur idéal philosophique, mais bien une stratégie économique servant leurs seuls intérêts. Elle aurait pu réfléchir aux enjeux des infrastructures techniques et physiques, de leur concentration, centralisation et connexion, et non pas exclusivement ceux liés au logiciel.

Cet échec, il n'a pas comme seule conséquence d'entraîner une aliénation aux outils numériques et une augmentation du profit des entreprises du numérique. Il a aussi pour effet de nous couper d'incroyables manières d'utiliser nos machines. Par exemple, c'est à cause du besoin de centraliser les interactions utilisateurs en un seul et même endroit contrôlable que le capitalisme de plateforme a fait du modèle client-serveur la norme face au paire-à-paire. Internet n'a pas vocation à être utilisée d'une manière si peu centralisée, on le voit quand Facebook plante toute une journée. Je n'ai pas assez de compétence technique et d'imagination pour comprendre à quoi l'informatique connectée pourrait ressembler hors des logiques capitalistes, mais si je sais une chose sur ce système économique, c'est que la recherche du profit est un frein à l'épanouissement humain.

Peut-être serait-il bon d'inventer un monde numérique qui porte en lui une forte résistance au capitalisme. Ce sera l'objet d'un prochain billet de blog à propos des possibles dépassements du mouvement libriste dans la lutte pour une réelle transformation informatique socialiste.