Ça y est, le tant attendu moment est arrivé : le capital rejoint le Fediverse 🙏. Le nouveau twitter de Meta, Threads, a annoncé sa compatibilité avec Activity Pub, un standard du W3C, utilisé notamment par les instances et services du Fediverse pour « faire fédération ».
Je ne sais pas si cette nouvelle a surpris les actifs du Fediverse. En revanche, on sait qu'elle a été très mal accueillie. Du côté Français par exemple, l'instance mastodon piaille.fr a d'ores-et-déjà annoncé bloquer les flux venant de Threads. Une décision morale donc.
Car là se loge la faille de cette belle fédération : elle n'est aucunement construite contre le capital. Le Fediverse est un projet utopique, menée par des geeks issues de la communauté hacker et du logiciel libre. L'arrivée de Threads dans leur petit Jardin d'Éden ne signifie qu'une chose : ce jardin n'a jamais été céleste.
J'expliquais dans ce billet de blog en quoi le mouvement du logiciel n'avait jamais réfléchi à attaquer les rapports numériques « matériels ». À la place, ce mouvement avait fait le choix de la distinction morale et d'une philosophie fortement libérale. Or sans s'attaquer à la racine de la dégradation du rapport numérique (le capitalisme), une dynamique devenait inévitable : le capitalisme y trouverait son compte.
C'est ce qui semble se profiler avec Threads. L'annonce de sa compatibilité avec ActivityPub, donc de son intégration possible dans le Fediverse, signifie qu'à terme, les utilisateurs de Threads pourront interagir avec ceux de Mastodon. Vous imaginez ? Les agneaux ont créé un système de solidarité entre eux contre les loups et, aujourd'hui, un loup malin annonce s'intégrer à ce système !
Mastodon a fait un pari vieux comme le mouvement du logiciel libre, la seule stratégie d'ailleurs de ce mouvement : créer des logiciels et services numériques portant une certaine éthique et croire en la conviction des utilisateurs pour voir ces logiciels/services gagner en popularité.
Finalement, et ce fut la même chose pour les logiciels libres, les premiers profiteurs de ces innovations technologiques libres, ce sont avant tout les acteurs du capitalisme numérique. Meta va manger la plus-value informationnelle née de l'effervescence de Mastodon pour enrichir sa propre communauté d'utilisateurs (que la firme compte bien voir grossir) sans aucune contrepartie de sa part.
Le capital veut toujours le beurre et l'argent du beurre : accumuler sans rien donner. C'est exactement ce que lui offre le Fediverse, digne héritier politique du mouvement du logiciel libre. La mise à disposition, sans aucune contrepartie, d'un nouveau réseau de travail immatériel facilement déviable vers les griffes du capital. En même temps pourquoi se priver ? C'est libre après tout, il suffit de se servir.
Et comme à chaque fois, les libristes ont la même et unique et réaction : « c'est injuste ! ». Oui en effet, mais ça ne fait pas avancer les choses de l'affirmer. Ça ne fait pas non plus avancer les choses de réagir moralement. « Threads, l'appli de Meta, est toute pourrie (...) Face à cela, nous annonçons bloquer toutes les instances Threads » a annoncé le compte administrateur de l'instance piaille.fr. Si cette pratique se généralise, cela ne sonne que la fin de la mince popularité que Mastodon a récemment gagné.
Ne tombons pas dans le piège de considérer le numérique comme un espace social en soi. Sinon, on tombe dans le travers de penser que tout résistance à une injustice numérique passe par une solution numérique. L'espace numérique existe car il repose sur des infrastructures matérielles. Internet dépend d'un réseau mondial de communications physiques. Les ordinateurs sont des terminaux technologiques qui voient le jour grâce à une immense et complexe chaîne de production.
L'émancipation de nos pratiques numériques ne peut être possible qu'en acceptant d'orienter la lutte vers le « tout » constitutif du numérique : un espace numérique artificiel d'une part (côté software) et un réseau d'infrastructures matérielles d'autre part (côté hardware). Prendre en compte cette particularité de la lutte des classes propre au capitalisme numérique explique en quoi la force morale de Mastodon ne servira à rien face à Meta : ce premier ne rivalise pas devant la puissance matérielle de la firme américaine.
Son équipe n'a ni le temps, ni les ressources de Meta pour s'adapter rapidement et efficacement aux demandes croissantes des utilisateurs à mesure que leur service respectif évolue. Maston ne résistera pas face à la rapidité et à la fluidité de l'interface de Threads, ni à l'addiction qui naîtra de la sélection de son algorithme de recommandation. La raison est matérielle : contrairement à Meta, Mastodon n'arrivera jamais à disposer d'assez de puissance de calcul et de pomper assez de données personnelles pour offrir à son service une force d'hégémonie.
Alors que faire ? S'organiser. Tout libriste, s'il/elle veut que les choses changent, doit s'organiser politiquement contre les GAFAM, non pas en tant que prestataire de services numériques irrespectueux des libertés numériques, mais comme ennemi de classe. En d'autres termes, comprendre qu'il s'agit d'une lutte de classes et ainsi rejoindre la lutte sociale comme le ferait n'importe quel travailleur victime de l'exploitation et de l'oppression du capital. La première arme des libristes est l'organisation collective avec l'ensemble de la classe ouvrière.
Quitte à aduler un gourou barbu, autant choisir Karl Marx plutôt que Richard Stallman, non ?